UNE VENTE QUI N’ÉTAIT PAS INÉVITABLE

UNE VENTE QUI N’ÉTAIT PAS INÉVITABLE

Publié dans La Presse+, le 5 février 2016

Il était 6h14 mercredi matin quand j’ai reçu un courriel de la firme de relations publiques NATIONAL, lequel commençait comme suit : « Je vous écris aujourd’hui de la part de Lowe’s… »

Je n’ai pas eu besoin de poursuivre la lecture, car je savais très bien de quoi il s’agissait : Lowe’s venait finalement de mettre la main sur Rona après une tentative infructueuse il y a trois ans. Et je savais que cette fois, Lowe’s mettrait le paquet et que la firme NATIONAL s’assurerait de couvrir tous les angles de façon à ce qu’une annonce, négative en soi, puisse être perçue comme une annonce positive pour le Québec. On voulait tout faire pour éviter que Rolland et Napoléon se retournent dans leurs tombes.

Je savais aussi qu’une telle transaction n’aurait pu se réaliser sans l’accord préalable et officiel de la Caisse de dépôt, qui détient 17 % des actions de Rona. Tout comme les autres acteurs, la Caisse aura choisi le chemin de la facilité, le chemin du gain immédiat en abdiquant devant ce qu’ils appellent une concurrence féroce de la part des Américains. Quant à l’autre mission de la Caisse, celle d’encourager les entreprises de chez nous, on repassera.

Je savais aussi que nos politiciens s’empareraient de la nouvelle pour faire de la politique, que Pierre Karl Péladeau et François Legault, deux personnes qui connaissent très bien le monde des affaires, verseraient des larmes de crocodile, sachant très bien que le gouvernement ne peut rien y faire, car il s’agit bel et bien d’une transaction impeccable sur le plan financier.

En effet, tout le monde y gagne financièrement parlant : Lowe’s profite de la faiblesse du dollar canadien pour maximiser son offre alors que les membres du conseil d’administration, les hauts dirigeants et les marchands actionnaires de Rona vont tous passer à la caisse.

L’offre « irrésistible » de Lowe’s aura eu raison des plus récalcitrants, comme quoi l’argent peut facilement avoir le dessus sur les sentiments patriotiques.

Pourtant, d’autres grandes entreprises québécoises ont choisi une voie différente devant l’adversité, devant une concurrence féroce ; c’est le cas de Metro, frère jumeau de Rona. Attaqué autant par les géants anglophones que sont Loblaw et Sobey’s, que par les géants américains Walmart et Costco qui ont envahi le domaine alimentaire, Metro a su tirer son épingle du jeu avec le résultat que sa situation financière s’améliore au lieu de se détériorer.

UN ARGUMENT DE PERDANTS

Rona aurait pu suivre la même voie, d’autant plus que la haute direction actuelle, en place depuis seulement trois ans, avait permis à l’entreprise de redresser son bilan tout en changeant la culture trop fermée de l’entreprise. Dire publiquement que Rona n’était pas en mesure de se mesurer aux géants de la quincaillerie est un argument de perdants. Il m’apparaît évident que le Québec dans son ensemble ne peut finir gagnant de cette transaction à moyen ou à long terme.

On aura beau dire que les fournisseurs québécois vont pouvoir devenir fournisseurs de Lowe’s à travers l’Amérique, que le siège social demeurera au Québec, que la majorité des emplois seront préservés, le fait demeure que le centre de décision change d’endroit et qu’il y aura des effets secondaires.

À titre d’exemple, la Banque Nationale est le banquier de Rona. Continuera-t-elle comme banquier de la nouvelle entreprise ? À suivre. Souvenons-nous de l’achat de Provigo par Loblaw en 1998. Malgré toutes les promesses, des centaines d’emplois ont été supprimés alors que toutes les décisions étaient prises à Toronto. Et l’enseigne Loblaw’s avait remplacé Provigo dans les endroits stratégiques.

Selon moi, la vente de Rona, si impeccable soit-elle sur le plan financier, n’était pas inévitable, d’autant plus qu’elle signifie la disparition d’un des derniers fleurons québécois du commerce de détail. Mais comme me le soulignait Louis Vachon, PDG de la Banque Nationale, lors d’une rencontre fortuite après l’annonce de Lowe’s, il n’y a qu’une solution : le Québec se doit de développer une nouvelle génération d’entrepreneurs, de sorte que 10 d’entre eux seront prêts à prendre la relève la prochaine fois qu’un géant comme Rona tirera sa révérence. Louis a vraiment raison.

Publié par Gaétan Frigon