L’ART DE CREUSER SA PROPRE TOMBE
L’ART DE CREUSER SA PROPRE TOMBE
Il y a des entreprises qui ont l’art de creuser leur propre tombe. À titrer d’exemple, ceux qui ont été témoins de l’évolution de l’industrie alimentaire au Québec au cours des 50 dernières années admettent que Steinberg, pourtant l’instigateur des plus grandes réussites marketing des années 50 avec les prix ‘’Miracles’’ et les timbres ‘’Pinky’’, a creusé sa propre tombe en remettant des coupons-rabais de 5% sur les achats. Cet échec historique et mémorable demeure la pire gaffe marketing que l’industrie alimentaire ait connu au Québec et sert, aujourd’hui encore, de mise en garde à tous ceux qui seraient tentés de sous-estimer la force de leurs concurrents ou encore à ceux qui ne s’adaptent pas aux changements dans les habitudes d’achat des consommateurs. Voici un historique de cet évènement qui a fait époque.
Les succès que Steinberg connaissait dans les années 50 et 60 obligèrent les épiciers indépendants à se regrouper pour assurer leur survie à long terme. C’est donc beaucoup plus par obligation que par choix que les regroupements structurés firent leur apparition. Lentement mais sûrement, les IGA, Provigo et Métro-Richelieu apparurent dans le paysage alimentaire et apprirent à combattre les Steinberg et autres grandes chaînes comme Dominion en adoptant les mêmes méthodes d’exploitation. Pendant ce temps, Steinberg flottait sur son succès passé et ne semblait pas se rendre compte que les indépendants fourbissaient leurs armes et étaient maintenant en mesure de résister. Ainsi, vers le milieu des années 80, alors que j’étais PDG de la filiale de Steinberg qui développait le concept des dépanneurs La Maisonnée, je pu constater la stagnation des ventes et la lente dégringolade des supermarchés Steinberg au Québec. La direction de l’entreprise tirait dans toutes les directions pour essayer de se ressaisir et, finalement, la vieille garde arriva avec la solution magique: il suffirait à Steinberg de refaire le coup des prix ‘’Miracles’’ ou des timbres ‘’Pinky’’ des années 50 et tout reviendrait comme avant. La solution miracle ? Steinberg ferait comme Canadian Tire et remettrait à chaque client des coupons équivalents à 5% des achats. Toute la stratégie était basée sur la notion que les épiciers indépendants ne pourraient réagir avant au moins une semaine, le temps de se réunir, de se chicaner entre eux et de discuter du quoi faire. Et Steinberg était convaincu qu’après avoir inondé le marché de coupons pendant une semaine, la partie serait gagnée, indépendamment de ce que les épiciers indépendants feraient par la suite. Lorsqu’on me fit part de ce concept, je n’en cru tout simplement pas mes oreilles. Comment Steinberg pouvait-il penser que les épiciers indépendants se laisseraient refaire le grand coup 25 ans après le premier ? Je savais que leur situation avait changée et qu’ils réagiraient en moins de 24 heures. Malgré mon opinion négative, Steinberg alla de l’avant avec son projet insensé, ne réalisant tout simplement pas les immenses progrès que les épiciers indépendants avaient faits après s’être fait botter le derrière pendant des années.
On connaît la suite. En moins de 24 heures, Provigo offrit 6% comptant et Métro et IGA y allèrent d’un 5% équivalent à celui de Steinberg. Dans les semaines qui ont suivies, les épiciers indépendants donnèrent à Steinberg une leçon inoubliable et obligèrent ce dernier à hisser le drapeau blanc. Steinberg, de par son ignorance de la force de ses compétiteurs, avait fait une erreur monumentale d’évaluation dont il ne se remit jamais. Quelques années plus tard, Provigo et Métro-Richelieu ajoutèrent à l’insulte en se partageant l’ensemble des supermarchés Steinberg du Québec pendant que la Caisse de Dépôt prenait possession du joyau immobilier. La victoire des épiciers indépendants sur leur ennemi juré qui les avait mis KO quelques décennies auparavant était totale et sans appel. C’est la preuve que les David peuvent encore battre les Goliath quand ces derniers ne s’adaptent pas aux nouvelles réalités du marché, préférant s’accrocher à un passé glorieux mais éphémère.